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Résumé du livre de Marc-André SELOSSE : Nature et Préjugés

  • Photo du rédacteur: christophe andre
    christophe andre
  • 20 avr.
  • 14 min de lecture

Introduction : Et si notre vision de la nature était faussée ?

La nature nous fascine autant qu'elle nous rassure. Face aux bouleversements environnementaux, nombreux sont ceux qui appellent à « revenir à la nature », à vivre de manière plus « naturelle », ou encore à protéger des écosystèmes qu'on suppose figés dans une harmonie ancestrale. Mais d'où viennent ces idées ? Et surtout, sont-elles justes ?

C’est en lisant Marc-André Sélosse que ces questions ont pris, pour moi, une toute autre profondeur. Ce biologiste français m’impressionne par sa capacité à renverser nos intuitions avec une précision scientifique redoutable, mais toujours accessible. Professeur au Muséum national d’Histoire naturelle, spécialiste reconnu des symbioses (ces coopérations invisibles entre espèces), il a contribué de manière déterminante à faire émerger une vision plus systémique du vivant, où l’interdépendance remplace la compétition comme moteur évolutif central.

Sur le plan scientifique, Sélosse s’est imposé comme une référence mondiale dans l’étude des mycorhizes, ces associations vitales entre champignons et racines, essentielles à la nutrition des plantes. Il a également joué un rôle moteur dans la revalorisation du sol comme écosystème vivant à part entière, au cœur des enjeux agricoles, climatiques et écologiques. Son approche met en lumière des acteurs souvent oubliés du vivant : les micro-organismes, les interactions souterraines, les dynamiques lentes mais fondamentales.

Mais ce qui me touche le plus, c’est son engagement dans la vulgarisation. Par ses chroniques, ses livres exigeants mais pédagogiques, et ses interventions publiques pleines d’humour et d’énergie, il transmet non seulement des savoirs, mais une posture face au monde : curieuse, critique, nuancée.

Dans Nature et préjugés, il déconstruit dix grands mythes qui brouillent notre compréhension de la nature. En s'appuyant sur la biologie, l'écologie, l'histoire des sciences et la philosophie, il montre que notre regard sur le vivant est souvent chargé d’illusions, de moralisme et de projections culturelles. Et que ces malentendus peuvent nuire aux solutions que nous cherchons à apporter à la crise écologique.


Thèse centrale : La nature n'est ni morale ni exemplaire

Marc-André Sélosse défend une idée simple mais dérangeante : la nature n'est pas un modèle à suivre, ni une autorité morale. Elle est le produit de processus biologiques, souvent chaotiques, parfois cruels, et toujours évolutifs. La traiter comme un idéal moral ou une norme éthique revient à mal comprendre son fonctionnement. En remettant en cause ces préjugés naturalistes, Sélosse nous invite à penser une écologie plus lucide et plus efficace.


Analyse des 10 essais


1. L'équilibre naturel : une idéologie plus qu'une réalité

L'idée que la nature chercherait spontanément l'équilibre est une croyance profondément enracinée dans nos imaginaires collectifs. On retrouve cette idée dans des expressions populaires comme « le cycle de la vie » ou « l'équilibre des écosystèmes ». Pourtant, Marc-André Sélosse montre que cette vision est en grande partie une projection culturelle, plus qu'une observation scientifique.

Historiquement, cette conception remonte aux philosophies grecques antiques (comme celle d’Aristote), puis a été renforcée par les doctrines chrétiennes qui voyaient dans la création une œuvre ordonnée par Dieu. Plus récemment, les débuts de l’écologie scientifique au XIXe siècle ont repris ces cadres de pensée en parlant de « climax » ou d'équilibres dynamiques. Mais ces notions, bien que pédagogiquement utiles, ne décrivent pas fidèlement la réalité du vivant.

En pratique, les écosystèmes sont instables, traversés par des perturbations, des événements aléatoires et des transformations structurelles. Une forêt peut sembler stable pendant quelques décennies, mais elle est le théâtre constant d’interactions entre espèces, d’invasions biologiques, de changements climatiques ou de pressions humaines. Le vivant évolue sans cesse, souvent dans le désordre. L’équilibre observé n’est qu’une photographie provisoire d’un processus perpétuellement en mouvement.

Il cite les perturbations naturelles comme les incendies, les tempêtes ou les éruptions volcaniques, qui redessinent les milieux et provoquent des recompositions écologiques majeures. Dans ce cadre, parler d’« équilibre naturel » est au mieux une simplification, au pire un contresens.

Cette illusion d’équilibre n’est pas sans conséquences. Elle alimente une vision fixiste de la nature qui s’oppose aux interventions humaines, même quand celles-ci sont nécessaires à la restauration des milieux. Elle pousse à sacraliser certaines configurations écologiques au lieu de comprendre les processus qui les sous-tendent. Enfin, elle encourage une approche passive de la conservation, alors que la gestion adaptative, fondée sur l’observation et l’ajustement, est souvent plus pertinente.

Sélosse nous invite donc à changer de regard : il ne s’agit pas de préserver un hypothétique équilibre, mais d’accompagner les dynamiques du vivant avec lucidité. Cela suppose d’accepter l’incertitude, le changement, et même le chaos comme des dimensions intrinsèques de la nature.


2. La sélection naturelle n'a rien de parfait

La sélection naturelle est souvent perçue comme un mécanisme qui conduit inéluctablement au progrès, à l’optimisation, voire à la perfection biologique. Cette idée fausse repose sur une confusion entre efficacité évolutive et amélioration morale ou esthétique. Marc-André Sélosse nous rappelle que l’évolution n’a ni but, ni direction, ni intention. Elle ne "dessine" pas la vie comme un ingénieur façonnerait une machine, mais procède par accumulation de bricolages successifs.

Dans la nature, les organes, les comportements ou les structures qui persistent sont simplement ceux qui permettent à l’organisme de survivre et de se reproduire dans un contexte donné. Il ne s’agit pas du "meilleur" choix possible, mais d’un compromis suffisant.

Sélosse insiste sur la contingence du vivant : des structures parfois absurdes perdurent parce qu’elles ne sont pas assez délétères pour être éliminées par la sélection. Il cite aussi les voies évolutives qui mènent à des impasses, à des spécialisations extrêmes qui rendent les espèces vulnérables aux changements. La perfection n’existe pas dans la nature, et projeter une telle attente est une erreur de perception.

Cette méprise nourrit l’idée que ce qui est naturel est nécessairement bon, voire supérieur. Elle peut aussi influencer des conceptions erronées en santé, en éducation ou en agriculture, où l’on fantasme des "fonctionnements naturels" exempts de défauts. Reconnaître les limites, les tâtonnements et les imperfections de la nature permet au contraire de mieux la comprendre et de ne pas sacraliser ses produits.


3. La nature n'est pas bonne

L’idée selon laquelle la nature serait fondamentalement bienveillante est un mythe culturel persistant. Elle alimente le rêve d’un monde où les espèces cohabiteraient dans une harmonie spontanée, loin de la violence et des conflits humains. Sélosse démonte cette fiction en rappelant que la nature est traversée de violences, de dominations et de souffrances — et que ces dynamiques ne relèvent ni du mal, ni du bien, mais de logiques de survie.

La prédation en est l’exemple le plus parlant : chaque jour, des millions d’êtres vivants sont dévorés, tués ou parasités. Le parasitisme, la compétition pour les ressources, la manipulation comportementale entre espèces sont légion. L’auteur cite notamment des champignons capables de modifier le comportement d’insectes pour mieux les disséminer ou les dévorer. Ces processus, loin d’être des anomalies, font partie intégrante du fonctionnement du vivant.

Sélosse souligne aussi que même les comportements dits "coopératifs" ne sont pas toujours désintéressés. La coopération peut être contrainte, opportuniste ou évolutivement stable parce qu’elle sert les intérêts des partenaires. L’altruisme, dans la nature, ne répond pas à une morale : il est sélectionné s’il favorise la reproduction, souvent au sein de groupes apparentés.

Ce constat a une portée critique forte : en projetant des valeurs humaines sur la nature, on la déforme. Et surtout, on court le risque d’utiliser cette image biaisée comme argument d’autorité : "c’est naturel, donc c’est bien". Or, comme le rappelle Sélosse, la nature n’a pas d’éthique. Elle est, tout simplement. Ce sont nos sociétés qui doivent construire une morale, sur des bases rationnelles et humaines, pas sur l’imitation des écosystèmes.


4. La biodiversité est en perpétuel changement

Le terme « biodiversité » évoque souvent un trésor fragile à préserver dans l’état où nous le connaissons. Cette vision, bien que légitime dans son intention de protection, véhicule une idée fausse : celle d’une nature figée, dont la diversité serait un état optimal et immuable. Marc-André Sélosse nous rappelle avec vigueur que la biodiversité est tout sauf stable. Elle est le produit de millions d’années de changements, de crises, d’extinctions et de renaissances.

L’auteur rappelle que la vie sur Terre a connu cinq grandes extinctions massives avant même l’apparition de l’humanité. À chaque fois, des pans entiers du vivant ont disparu, mais cela a aussi ouvert la voie à l’émergence de nouvelles formes de vie. Loin d’un drame absolu, ces bouleversements ont été suivis de phases de diversification rapide. Par exemple, l’extinction des dinosaures a permis l’essor des mammifères.

Sélosse insiste sur le fait que la biodiversité actuelle est une photographie transitoire. Elle résulte d’une dynamique évolutive constante. Il ne s’agit donc pas de « sauvegarder » la nature comme on met un tableau sous verre, mais de maintenir les conditions permettant au vivant de continuer à évoluer : diversité génétique, connexions entre milieux, cycles naturels.

Cela ne signifie pas que l’érosion actuelle de la biodiversité soit anodine. Bien au contraire, l’effondrement rapide des espèces causé par les activités humaines dépasse en vitesse et en ampleur la plupart des crises passées. Mais pour agir efficacement, il faut comprendre que préserver la biodiversité ne signifie pas figer des espèces dans des sanctuaires. Cela veut dire préserver des processus écologiques, des habitats fonctionnels, des interactions vivantes.

En somme, l’approche de Sélosse invite à dépasser une vision patrimoniale de la nature pour adopter une perspective évolutive et dynamique. Préserver la biodiversité, c’est préserver la possibilité du changement, pas empêcher celui-ci.


5. Les espèces invasives : des cas à nuancer

Le discours écologique dominant traite souvent les espèces exotiques comme des ennemies de la nature, des intrus à éradiquer. Pourtant, cette vision simpliste ne résiste pas à l’analyse scientifique. Marc-André Sélosse démonte ici une autre idée reçue : celle selon laquelle toute espèce introduite par l’homme serait forcément néfaste.

Certes, certaines introductions biologiques ont provoqué de véritables catastrophes écologiques — le lapin en Australie, la jacinthe d’eau en Afrique, ou le frelon asiatique en Europe. Ces cas spectaculaires ont marqué les esprits. Mais Sélosse rappelle que de nombreuses espèces introduites s’intègrent sans problème aux écosystèmes locaux, voire les enrichissent.

En réalité, ce qui détermine l’impact d’une espèce n’est pas son origine, mais sa dynamique écologique. Certaines espèces locales peuvent devenir envahissantes en changeant de contexte, comme le sanglier en Europe du Nord, alors que certaines espèces introduites restent discrètes et bénéfiques (certaines abeilles, arbres fruitiers ou bactéries agricoles). L’auteur insiste donc sur la nécessité de faire des diagnostics au cas par cas, basés sur des observations scientifiques plutôt que sur des réflexes identitaires.

Il souligne également que la notion d’« espèce autochtone » est elle-même relative : la composition des écosystèmes a toujours évolué au gré des climats, des migrations et des interactions humaines. La flore d’Europe centrale, par exemple, a été profondément modifiée par l’agriculture depuis des millénaires.

Sélosse appelle ainsi à sortir d’un discours « xénophobe » appliqué au vivant. Il plaide pour une écologie pragmatique, qui distingue les vraies menaces des simples nouveautés. Rejeter une espèce uniquement parce qu’elle vient d’ailleurs revient à réintroduire une forme de dogme dans la gestion du vivant — alors que celle-ci doit être guidée par des faits, non des émotions.



6. Le sol : un univers vivant et oublié

C’est sans doute l’un des angles morts de notre perception du monde vivant : le sol. Invisible, banal, souvent perçu comme une simple surface de support ou de production, il est en réalité un écosystème complexe et fondamental. Pour Marc-André Sélosse, l’oubli du sol est à la fois une erreur scientifique, une négligence politique et un aveuglement culturel.

Le sol n’est pas une matière inerte. Il est peuplé de milliards d’organismes microscopiques — bactéries, champignons, protozoaires — qui interagissent avec les racines des plantes, décomposent la matière organique, recyclent les nutriments et régulent la circulation de l’eau. Ces micro-organismes forment ce qu’on appelle le microbiote du sol, comparable au microbiote intestinal chez les humains.

Sélosse explique que les cycles de l’azote, du carbone ou du phosphore dépendent de ces communautés vivantes. Sans elles, la fertilité s’effondre. Pourtant, l’agriculture intensive, l’érosion, le tassement mécanique ou la pollution détruisent ces équilibres. Le sol s’appauvrit, perd sa structure, devient stérile. La biodiversité invisible qu’il abrite est pourtant essentielle à la santé des plantes, à la lutte contre les maladies, à la résilience face au changement climatique.

L’auteur appelle à une véritable révolution du regard : il faut « penser avec le sol ». Il plaide pour une agriculture qui respecte et nourrit cette vie souterraine : cultures de couverture, compost, rotations, réduction du labour… autant de pratiques agroécologiques qui permettent de restaurer les fonctions vitales du sol.

Mais le problème n’est pas seulement technique. Il est aussi symbolique. Tant que la terre sera vue comme une ressource à exploiter plutôt qu’un milieu vivant, les décisions économiques et politiques continueront à la dégrader. Reconnaître le sol comme un système vivant, c’est poser les bases d’une écologie ancrée, concrète, enracinée — au sens propre comme au figuré.


7. La symbiose : un moteur évolutif

L’histoire de l’évolution est souvent racontée comme une succession de luttes, de compétitions, de sélections impitoyables. Si cette vision n’est pas fausse, elle est profondément incomplète. Marc-André Sélosse nous rappelle ici que la coopération — et en particulier la symbiose — est un moteur fondamental de l’évolution.

La symbiose désigne une association étroite et durable entre deux organismes, souvent d’espèces différentes, qui en tirent un bénéfice mutuel. Ce phénomène, longtemps négligé par les biologistes, est aujourd’hui reconnu comme omniprésent et structurant dans le monde vivant. Mieux encore : certaines symbioses sont à l’origine de véritables innovations évolutives.

L’auteur en donne des exemples fascinants : les lichens, qui sont une association entre un champignon et une algue ou une cyanobactérie, forment des organismes totalement nouveaux, capables de coloniser des milieux extrêmes. Les plantes à fleurs vivent en symbiose avec des champignons mycorhiziens qui prolongent leurs racines et améliorent leur nutrition. Les animaux, y compris les humains, hébergent dans leur tube digestif un microbiote qui participe à leur digestion, leur immunité, voire leur comportement.

Mais la portée de cette réflexion va bien au-delà de la biologie. En soulignant le rôle des symbioses, Sélosse interroge notre vision du monde : et si l’interdépendance était plus fondamentale que la compétition ? Et si l’individu n’était pas une entité autonome, mais un assemblage de collaborations invisibles ?

Cette pensée de la symbiose rejoint aussi les préoccupations écologiques contemporaines. Elle nous apprend que la santé d’un organisme dépend de son environnement, que l’autonomie absolue est une illusion, et que toute intervention dans un système vivant doit prendre en compte les réseaux d’interactions qui le traversent.

En somme, la symbiose devient ici un concept biologique, mais aussi politique et philosophique. Elle nous invite à penser autrement les rapports entre êtres vivants, à l’échelle microscopique comme à celle de la planète.


8. L’agriculture : une coévolution, pas une opposition

Dans le débat écologique, l’agriculture est souvent perçue comme un acte contre-nature, une rupture avec la « vraie nature », celle des forêts, des prairies et des milieux sauvages. Pourtant, Marc-André Sélosse renverse cette opposition classique : l’agriculture, affirme-t-il, est une forme de coévolution entre l’humain, les plantes et les sols.

Loin d’être une invention brutale, l’agriculture est le fruit de relations anciennes, faites d’expérimentations, de sélections, d’adaptations réciproques. En domestiquant les plantes, les humains ont modifié leur environnement, certes, mais les plantes aussi ont modifié les sociétés humaines. Le maïs, le riz ou le blé ont transformé l’organisation sociale, les modes de vie, les structures économiques. On parle ici de coévolution culturelle et biologique.

Sélosse insiste également sur un point souvent oublié : l’agriculture n’est pas homogène. Il existe des formes destructrices — celles de l’agro-industrie fondée sur les intrants chimiques, le labour intensif et la monoculture — mais aussi des formes respectueuses du vivant. L’agroécologie, la permaculture, l’agriculture de conservation ou régénérative sont des exemples de pratiques qui s’appuient sur les dynamiques naturelles au lieu de les écraser.

L’auteur cite les cultures associées, les rotations, les haies, les couverts végétaux, ou encore les mycorhizes qui permettent aux plantes de mieux capter l’eau et les nutriments. Ces systèmes ne s’opposent pas à la nature : ils en prolongent l’intelligence.

En remettant l’agriculture dans le vivant, Sélosse combat deux préjugés : celui d’une nature idéale perdue qu’il faudrait retrouver, et celui d’une agriculture nécessairement artificielle. Il nous propose au contraire de penser une alliance entre techniques humaines et processus naturels. Une écologie appliquée, fondée sur la connaissance fine du sol, des cycles, des symbioses — et non sur le rejet ou la nostalgie.


9. Le sauvage : un concept culturel

Que veut-on dire quand on parle de nature « sauvage » ? Pour Marc-André Sélosse, cette notion est loin d’être neutre. Elle relève d’une construction culturelle, héritée du romantisme et de certaines traditions philosophiques occidentales. Le sauvage est souvent fantasmé comme un état originel pur, non altéré par l’homme, qu’il faudrait à tout prix préserver.

Mais cette vision pose de nombreux problèmes. D’abord parce qu’elle ignore l’histoire longue des interactions entre humains et nature. Partout sur la planète, les milieux dits « naturels » ont été façonnés par les activités humaines : gestion du feu par les aborigènes en Australie, pratiques sylvicoles millénaires en Europe, agriculture itinérante dans les forêts tropicales… Il n’existe pratiquement plus d’espace réellement vierge.

Ensuite, cette idée d’un sauvage « pur » conduit à figer les milieux. On cherche à maintenir un paysage tel qu’il est, sans accepter qu’il évolue. Par exemple, on empêche certaines forêts de vieillir ou de se refermer naturellement pour préserver des espèces « emblématiques », sans toujours se demander si ces états sont réellement stables ou représentatifs.

Sélosse défend une approche dynamique de la nature. Le sauvage ne doit pas être défini comme une absence d’humains, mais comme un degré d’autonomie des processus naturels. Il est possible de créer ou restaurer du sauvage, non en figeant des milieux, mais en leur laissant la possibilité d’évoluer sans intervention directe.

Cela a des conséquences pratiques : la protection de la nature ne passe pas forcément par l’exclusion de l’homme, mais par des formes d’accompagnement, de gestion discrète, d’attention aux équilibres en mouvement. Il ne s’agit pas de « re-naturer » au sens de revenir en arrière, mais de favoriser les dynamiques spontanées là où c’est possible.

En somme, le sauvage est moins une catégorie écologique qu’une idée politique et culturelle. Le reconnaître permet de dépasser les dichotomies stériles et d’imaginer des formes de cohabitation plus intelligentes entre l’humain et le vivant.


10. Sortir du naturalisme naïf

Ce dernier chapitre agit comme une synthèse critique de tous les précédents : Marc-André Sélosse y dénonce ce qu’il appelle le naturalisme naïf, c’est-à-dire cette tendance à considérer que ce qui est « naturel » est nécessairement bon, juste, ou souhaitable. Il s’agit d’un biais puissant dans nos sociétés contemporaines, souvent utilisé comme argument d’autorité dans les débats publics, sans véritable fondement scientifique ou éthique.

Ce naturalisme s’exprime dans des slogans comme « le naturel, c’est la santé », ou « la nature sait mieux que nous ». Il s’infiltre dans l’alimentation (« manger naturel »), dans la médecine (« se soigner par les plantes »), dans l’éducation (« suivre le développement naturel de l’enfant »), ou encore dans la politique (« vivre selon les lois de la nature »). Mais pour Sélosse, cette rhétorique repose sur une illusion : la nature ne connaît ni le bien ni le mal, elle n’a pas d’intention ni de morale.

Il rappelle que des poisons sont parfaitement naturels, que des comportements brutaux (infanticide, parasitisme, domination) sont omniprésents dans le vivant, et que les catastrophes naturelles (séismes, pandémies, famines) ne sont en rien souhaitables. L’auteur va plus loin : en invoquant la nature comme norme suprême, on court le risque d’évacuer la responsabilité humaine. Ce qui est, n’est pas forcément ce qui doit être.

Derrière le naturalisme naïf, se cache souvent une paresse intellectuelle : plutôt que de justifier une position avec des arguments rationnels, on invoque la nature comme une vérité indiscutable. Sélosse appelle à sortir de cette logique pour construire une pensée écologique exigeante, fondée sur la connaissance, la nuance, et le discernement.

Cela ne signifie pas rejeter toute inspiration du vivant, mais faire la différence entre une observation biologique et une décision politique. On peut apprendre de la nature, sans lui attribuer une autorité morale. C’est à nous, humains, de décider — en conscience, avec des valeurs, et en nous appuyant sur la science — des modèles de société que nous voulons construire.

En conclusion, cet essai final remet l’écologie à sa juste place : non pas comme une obéissance aveugle aux lois de la nature, mais comme une démarche éclairée d’adaptation et de responsabilité. Une invitation à penser avec la nature, pas à la sacraliser.


Synthèse finale : Une écologie lucide pour un monde vivant

Nature et préjugés n’est pas un simple livre de vulgarisation scientifique : c’est un antidote intellectuel aux illusions qui brouillent notre rapport au vivant. En dix essais incisifs, Marc-André Sélosse démonte les grandes idées reçues qui traversent notre vision contemporaine de la nature — de l’illusion d’un équilibre naturel à la glorification du « tout naturel », en passant par le fantasme d’une nature morale, sage ou coopérative.

Ce qu’il nous propose, ce n’est pas une énième dénonciation de l’impact humain, mais un changement de paradigme : penser la nature comme un système vivant, dynamique, souvent chaotique, toujours complexe. Refuser de sacraliser la nature, ce n’est pas l’abandonner — au contraire, c’est apprendre à mieux l’écouter, à mieux la comprendre, pour mieux agir.

Le message central du livre pourrait se résumer ainsi : la nature ne donne pas de leçons, elle donne des données. Et c’est à nous d’en tirer des enseignements lucides, sans les transformer en dogmes. Cela suppose de dépasser le moralisme vert et les nostalgies romantiques, pour construire une écologie adulte, ancrée dans les faits et la responsabilité.

Marc-André Sélosse nous invite ainsi à passer d’une écologie fondée sur la peur, la pureté ou l’idéalisation, à une écologie fondée sur la connaissance, la nuance et l’action. C’est une écologie de la coévolution, de la gestion adaptative, de la symbiose et du sol. Une écologie qui reconnaît notre rôle dans le vivant — pas comme perturbateurs externes, mais comme acteurs biologiques à part entière.

Au fond, Nature et préjugés est un plaidoyer pour une pensée écologique critique, informée, humble. Et dans un monde saturé d’injonctions simplistes sur le climat et la nature, ce livre est une boussole précieuse.


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